En novembre, les pierres se mettent à parler
Le vieil homme a longé la rue déserte du village à pas lents et mesurés, aidé de son fidèle bâton. Il pousse maintenant le portail grinçant du cimetière. Il n’a pas besoin d’aller bien loin pour visiter « ses morts ». Ils sont là, allongés sous la pierre, au milieu des vivants. D’un côté de rue, la place dite publique, celle des « survivants » ; de l’autre, celle des absents qui imposent encore leur présence à la fois muette et éloquente à tous les oublieux du premier « devoir de mémoire ».
L’ancien remonte l’allée. Il se souvient de l’impression figée et glaciale laissée par les cimetières urbains, alignés au cordeau, bien rangés. Ici, les herbes sauvages et impolies au milieu des dalles disloquées et des inscriptions effacées, manifestent la résilience de la vie. Les croix plantées sur chaque concession ravivent un passé religieux souvent nébuleux. Au fait, concession : qui concède quoi ? Les habitants actuels auraient-ils la prétention de concéder un peu de place à celles et ceux auxquels ils doivent tout ? Le vocabulaire civil manque vraiment de reconnaissance ou, pour le moins, de délicatesse !
L’homme se dirige maintenant sans hésiter vers la tombe familiale. Il égrène, une fois de plus, les prénoms de celles et ceux qui l’ont ici précédé. Il se permet de les interpeller familièrement. Il leur fait part de ses soucis, leur confie ceux de leurs descendants.
Pourquoi se laisse-t-il aller à ce genre d’incongruité ? Parce que l’habitude séculaire des chrétiens a voulu que l’on édifie l’église au centre de « la vie vivante » et que l’on réserve la place des morts autour d’elle. Ceux-ci seront ainsi aux premières loges pour franchir la porte de la Vie lorsqu’elle s’ouvrira pour eux.
L’on peut sourire de cette théologie trop imagée et imaginée. Mais l’essentiel est dit et inscrit sur la carte des symboles : la mort n’est pas l’exil définitif d’une vie enterrée, enfermée dans un cube de béton ou une urne bien scellée. Elle est passage entre les mains du divin obstétricien qui nous accouchera d’un être nouveau à « son image et à sa ressemblance ». « Il te faut naître d’en haut Nicodème ! »
Jean CASANAVE